Le japon : soumission ou rébellion ?
Philippe MOREAU DEFARGES © Shutterstock - Harvepino

1868. Il y a 149 ans, le Japon, avec la révolution Meiji (le « gouvernement éclairé », 1868-1912), s’engage dans une expérience probablement unique dans l’histoire. Contraint à l’ouverture par la flotte de guerre américaine (1853), le pays comprend que, s’il veut échapper à la domination occidentale, il doit se couler totalement dans les exigences de la modernisation et se doter de ses instruments : parlement, codes civil et pénal, industrie, armée de masse, marine de guerre et même empire colonial. Le Japon accomplit une ascension impressionnante, triomphant tour à tour de l’Empire chinois (guerre sino-japonaise, 1894-1895) et de la Russie tsariste (guerre russo-japonaise, 1904-1905). Le Japon est la première puissance « non blanche » à abattre et à humilier un géant « blanc ».
2017. Le Japon, tout en restant la 3e économie mondiale – loin derrière les États-Unis et la Chine –, est vu comme un has been. Après la vaste redistribution des cartes dans ce qui est, en ce début de XXIe siècle, le cœur du système mondial, la zone Asie-Pacifique, il apparaît marginalisé. Washington le traite comme un protégé à informer éventuellement. Pékin ne manque pas une occasion de rappeler les horreurs commises par Tokyo lors de son occupation de la Chine (1932-1945).
UNE HISTOIRE EXTRÊME
En 1979, selon un analyste américain fort respecté, Ezra Vogel, le Japon est voué à être « number one ». Depuis la révolution Meiji, il impressionne par son incroyable aptitude à se redresser après les pires effondrements : il en est ainsi après 1945, puis après les chocs pétroliers des années 1970…
Le Japon vit dans un défi permanent, avec une nature sans faiblesse à son égard : océan trop vaste pour être un lieu d’échanges (au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle) ; terres fertiles limitées pour une population toujours trop nombreuse ; catastrophes naturelles périodiques… Sa réponse ne peut être autre : une discipline sociale très stricte, soumettant l’individu à l’exigence de survie du groupe. Au lendemain de la défaite de 1945, le pays se rallie à un « eugénisme » radical, l’avortement étant adopté comme moyen principal de contraception. Mais, en mars 2011, le tsunami ravageant le nord-est du Japon (Fukushima), entraînant un désastre nucléaire, indique que quelque chose s’est cassé. Les Japonais ne semblent plus être cette population soumise, s’en remettant sans broncher à l’autorité.
Parmi les explications de cette fêlure, s’impose celle du formidable effort que Tokyo a accompli pour égaler les puissances occidentales, à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle. À partir des années 1930, le choc, même pour le Japon, est démesuré : des combats sur des étendues immenses avec des moyens militaires souvent dérisoires face à ceux colossaux des États-Unis ; un territoire national ravagé ; enfin, deux bombes atomiques, faisant des Japonais le seul peuple frappé par de telles armes. En 1945, l’écrasement du pays est plus terrible que celui de l’Allemagne année zéro. Le Japon n’avait jamais été occupé. Le vaincu a face à lui un seul et unique vainqueur, représenté par le général Douglas MacArthur, proconsul mégalomane. À l’opposé de l’Allemagne, divisée, surveillée par quatre puissances entre lesquelles elle apprend à jouer, Tokyo n’a qu’un maître, les États-Unis. Il ne peut s’intégrer dans aucun projet spécifiquement régional (à l’opposé de l’Allemagne prise dans la construction européenne). Quant à la Chine, décidée à se venger, elle ne conçoit pas de traiter le Japon comme un vrai partenaire.
Le pays se reconstruit et devient l’un des géants de l’industrie mondiale. Il est à son apogée dans les années 1980, faisant peur à son protecteur américain, furieux qu’il se soit concentré avec succès sur certains secteurs (automobile, électronique…). Dans les années 1990, le Japon s’installe dans la déflation – dont il sort plus ou moins en ces années 2010 – et s’accommode d’un endettement public massif (250 % du PNB), financé par une épargne japonaise qui, elle, reste disciplinée. Pour le Japon, l’enjeu vital est l’écroulement de sa démographie. Depuis 2011, la population ne cesse de se réduire : en 2017, près de 130 millions d’habitants ; en 2050, si les tendances actuelles se poursuivent, moins de 85 millions d’habitants.
UN DILEMME GÉOPOLITIQUE DE PLUS EN PLUS AIGU
L’article 9 de la Constitution « américaine » de 1946 stipule que le Japon renonce à la guerre comme droit souverain de l’État. Il se trouve privé de ce qui serait la source de son agressivité et finalement de sa défaite : la capacité d’avoir des ambitions de puissance. Le pays, qui se dote tout de même d’une Force d’autodéfense très sophistiquée, se heurte alors à un dilemme insupportable. Soit, comme tout ou presque le lui impose, il renonce à toute remise en question de son lien avec Washington, se persuadant de garder une confiance aveugle dans le bouclier américain, pourtant de plus en plus incertain sous l’administration Trump. Soit il s’engage dans une voie de rupture. Mais laquelle ? Échanger la protection des États-Unis contre celle… de la Chine ? Bâtir avec les nombreux riverains du Pacifique, du Vietnam au Pérou, de la Corée du Sud au Mexique, une alliance pour résister aux deux géants qui se regardent comme les seuls acteurs pertinents du Bassin ? Franchir le seuil du nucléaire pacifique et se doter d’une authentique force de dissuasion ? Ou abandonner totalement toute forme de défense et s’en remettre à la sagesse de ses voisins ?
Comme si souvent dans la vie, aucune bonne solution ne s’offre au Japon. Ce dernier ne peut que chercher la moins mauvaise possible. Le statu quo pourrait être de plus en plus intenable pour Tokyo, Washington ayant pour priorité sa relation avec la Chine et pouvant accepter avec elle une gestion commune de la zone Pacifique, le Japon devenant alors une monnaie d’échange. Dans ces conditions, l’archipel nippon ne peut pas ne pas envisager un acte de rupture. La crise nord-coréenne lui montre qu’à tout moment un engrenage belliqueux peut s’enclencher, le Japon en étant l’une des premières victimes du fait tant de sa localisation que de son absence d’indépendance militaire. Or tout acte de rupture de Tokyo, par exemple l’édification d’un dispositif hors des deux géants (donc nécessairement ressenti comme hostile pour eux), déchaînera leur colère. Il lui reste comme options soit de ne pas bouger en espérant que le pire ne se produira pas, soit de prendre des initiatives en étant conscient qu’il deviendra immédiatement une cible pour n’importe qui d’autre, Corée du Nord, Chine, États-Unis… Le Japon a toujours vécu entre des gouffres. Cette fois-ci, le jeu se révèle infiniment plus redoutable du fait des mutations en cours du système mondial.