Réduction de la dépense publique - Une question au cœur des débats
La hausse des dépenses publiques, trajectoire presque inévitable dans un monde de plus en plus compétitif où la démographie s’accroît, est au cœur des préoccupations du gouvernement français. La population s’accorde à penser qu’il est nécessaire d’en avoir une plus grande maîtrise. Mais il semble plus difficile de trouver un accord quant aux domaines sur lesquels réaliser des économies.
Par Flore Thumm- © Shutterstock - 360b

Les dépenses publiques françaises sont parmi les plus élevées des pays de la zone européenne, atteignant 56,4 % du PIB pour l’année 2017. La spécificité hexagonale porterait sur le régime presque exclusivement public de la sécurité sociale, ainsi que sur l’important budget de la défense. Cependant, aucune ligne de conduite claire et fixe n’est pour l’instant établie pour réduire les dépenses. Les Français sont en attente des futures réformes du service public : selon un sondage Elabe de mai dernier, près de 80 % d’entre eux jugent urgent de réduire la dette du pays, en jouant avant tout sur le levier des dépenses publiques.
DES RÉFORMES TÂTONNANTES
La baisse des dépenses publiques est une préoccupation de longue date dans l’Hexagone. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) – renommée Modernisation de l’action publique (MAP) sous le quinquennat de François Hollande – atteste déjà d’une volonté de réduire les coûts de fonctionnement des services publics. Dans son programme, Emmanuel Macron s’est engagé à diminuer la dépense publique de trois points d’ici 2022. Un objectif jugé raisonnable par les économistes de France Stratégie, selon une note publiée en mai.
Mais des désaccords émergent quant aux secteurs qui devraient être touchés par une réduction des coûts. Ni les Français entre eux, ni le gouvernement ne semblent trouver de consensus. C’est ce dont témoignent les nombreux reports du Comité action publique 2022 (CAP22), qui prévoyait une réduction de 30 milliards d’euros des dépenses publiques. De surcroît, il rappelait la promesse d’Emmanuel Macron lors de sa campagne présidentielle de supprimer 120 000 emplois de fonctionnaires. La date de publication du CAP22, attendue pour la fin du 1er trimestre de l’année 2017, a été reportée une nouvelle fois le 6 juin dernier. Le gouvernement ne veut pas brusquer l’opinion publique. En effet, comme l’ont montré les réactions à la suite de la réduction de cinq euros des Aides personnalisées au logement (APL), les contestations peuvent être fortes lorsqu’il s’agit de réduire les aides sociales.
Entretien croisé avec François Ecalle et Henri Sterdyniak, économistes
François Ecalle est ancien membre du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) et président du site d’informations sur les finances publiques Fipeco. Henri Sterdyniak est économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et cofondateur des Économistes atterrés. Ces deux experts nous donnent leur point de vue sur la situation actuelle délicate concernant la réduction de la dépense publique
L’Essentiel des relations internationales : Pourquoi est-ce si difficile et paraît-il si urgent de réduire la dépense publique en France ?
François Ecalle : C’est difficile partout dans le monde : chaque euro de dépense publique va dans la poche de quelqu’un, soit un ménage, soit une entreprise, et de manière générale si les gens sont d’accord pour dire qu’il faut réduire les dépenses publiques, ils ne veulent pas en faire les frais eux-mêmes. Ce qui est par contre spécifique à la France, c’est qu’il n’y a pas de vrai consensus en réalité pour réduire les dépenses publiques. Une bonne partie des économistes français, de l’intelligentsia française donne une image positive de la dépense publique en expliquant qu’elle permet d’avoir de bons services publics, de redistribuer les revenus, d’assurer les gens contre le chômage, les maladies, etc. En revanche, dans beaucoup d’autres pays, il y a davantage un consensus sur le fait que c’est nécessaire de la réduire parce que les prélèvements obligatoires sont trop élevés.
Henri Sterdyniak : Les dépenses publiques ont des fonctions régaliennes (armée, police, justice), fournissent des services gratuits aux ménages, financent des équipements collectifs, la recherche, la culture, versent des transferts sociaux et organisent une couverture sociale importante. La France consacre quatre points de PIB de plus que la moyenne de la zone européenne aux prestations sociales, qui, comme le système de retraite ou les allocations chômage, sont relativement généreuses. Des 57 points de PIB des dépenses publiques, 40 profitent directement ou quasi directement aux ménages. Toute baisse importante des dépenses publiques frappe les ménages, soit en lésant les pauvres – ce serait le cas avec une privatisation –, soit en accablant les classes moyennes. En effet, si l’on décide que seuls les pauvres bénéficient des aides, les classes moyennes devront payer pour les pauvres tout en payant leurs propres dépenses.
En 2017, le taux de prélèvements obligatoires a augmenté significativement. Comment expliquez-vous cette hausse ?
F.E. Les prélèvements obligatoires ont augmenté plus vite que l’activité économique, d’où la hausse de ce taux. Cela vient du fait que quand l’activité repart assez fortement, comme en 2017, année où on a eu un fort taux de croissance de 2,2 %, les impôts augmentent plus fortement que l’activité. Par exemple, l’impôt sur le bénéfice des sociétés est emblématique de ce phénomène. C’est ce qui s’est passé en 2017 : c’est purement conjoncturel.
H.S. En 2017, la reprise de l’activité, et donc le fort taux de croissance, a provoqué une hausse spontanée des rentrées fiscales de 0,5 point du PIB. Par ailleurs, la hausse de la fiscalité écologique a compensé les baisses d’impôts sur les entreprises. Enfin, en fin d’année, l’État a prélevé en catastrophe 5 milliards sur les grandes entreprises pour financer le remboursement de la taxe sur les dividendes. Ainsi, le taux de prélèvements obligatoires est passé de 44,6 à 45,3 % du PIB.
Le gouvernement a annoncé des mesures opposées quant à la réduction des aides sociales, mais Édouard Philippe a affirmé sa volonté de les rendre plus efficaces. Une refonte des aides sociales vous semble-t-elle nécessaire et viable pour les Français ?
F.E. Il faut définir ce qu’on appelle aides sociales. Au sens strict, cela désigne les aides couvertes par les centres communaux d’action sociale, c’est très limité. En fait, là, je pense qu’on parlait plutôt des dépenses de sécurité sociale, c’est beaucoup plus vaste : les retraites, les minimas sociaux… C’est un immense champ qui recouvre presque la moitié des dépenses publiques, et étant donné que le gouvernement s’est donné comme objectif de réduire les dépenses publiques, je ne vois pas comment il pourrait atteindre ce but sans y toucher. Dans les années à venir, une partie des économies seront faites sur les dépenses sociales : elles ne vont pas baisser en euros mais augmenter moins vite qu’elles auraient augmenté si le gouvernement n’avait pris aucune mesure.
H.S. Les aides sociales représentent environ 70 milliards d’euros, dans un pays où on compte environ 9 millions de pauvres et où 20 % des enfants vivent dans des familles pauvres. La France est tout de même un des pays d’Europe où le taux de pauvreté est le plus bas, un des rares où il n’a pas augmenté. Cela provient de l’importance de notre système de protection sociale. En 2016, les aides sociales, hors retraites et chômage, représentaient 70 % du revenu des ménages du premier décile (les 10 % de ménages les plus pauvres). Tout projet de baisse des dépenses sociales se traduirait donc automatiquement par une accentuation des inégalités de revenus. C’est la lutte contre le sous-emploi et contre la précarisation de l’emploi qui devrait réduire le besoin d’aides sociales.
La France est un des rares pays où la majorité des prestations sociales sont publiques, et certains avancent que la privatisation serait la solution. Quel est votre avis ?
F.E. S’agissant de l’assurance maladie, je ne crois pas qu’un système privé et concurrentiel soit efficace. Le parfait contre-exemple dans ce domaine est les États-Unis. Ils ont des dépenses de santé bien plus importantes au total que dans les autres pays et n’ont pas de meilleurs résultats, ils ont même une espérance de vie qui est plutôt moins bonne. En matière de retraite, cela se discute plus. On a en France un système public et obligatoire de retraite qui est généreux, qui coûte cher, qui est compliqué avec des tas de régimes de retraite. Pour les salariés du secteur privé il y en a deux qui se superposent, un régime de base géré par la Caisse d’assurance vieillesse, et une retraite complémentaire gérée par Agirc et Arrco. Dans les autres pays il n’y a pas d’équivalent à cela, en général il y a un seul régime public qui donne une retraite de base, et ensuite les gens s’affilient librement. Ce système, qui est plus facultatif que le nôtre, donne plus de liberté.
H.S. Les prestations d’assistance, comme le RSA ou le minimum vieillesse, sont versées sans contrepartie et ne peuvent être privatisées. Il reste deux groupes de prestations sociales : les prestations universelles (santé), et d’assurances sociales (retraite, chômage). Les premières pourraient être privatisées mais l’assurance devrait être contrôlée pour éviter qu’elle ne refuse les mauvais risques ou ne fasse payer un malus aux plus malades. L’exemple américain montre que ce système est plus coûteux qu’une assurance publique. L’assurance-chômage quant à elle peut difficilement être privatisée car une assurance privée n’aurait pas les moyens de faire face à un choc de grande ampleur comme une crise économique. Les retraites pourraient l’être. Les salariés verseraient des primes au lieu de verser des cotisations. Une génération devrait payer deux fois, pour la retraites de ses parents par répartition et pour la sienne par capitalisation. Le niveau des retraites dépendrait des fluctuations des marchés financiers et les mécanismes redistributifs actuels disparaîtraient : c’est un choix politique.
Concernant la promesse d’Emmanuel Macron de supprimer 120 000 emplois de la fonction publique d’ici 2022, et qui a suscité de nombreuses oppositions – un argument souvent avancé est celui du manque de personnel dans les hôpitaux –, pensez-vous qu’elle sera tenue ?
F.E. On parle de 120 000 emplois sur cinq ans, donc un peu moins de 25 000 emplois chaque année, et il y a plus de 5 millions de fonctionnaires. Cela revient à 0,5 % de l’emploi public qui serait supprimé chaque année. Ce n’est pas énorme, on peut avoir des gains de productivité de cet ordre tout en gardant le même niveau de qualité du service public. Il faudrait le faire pour réduire les dépenses publiques en France, et cela ne veut pas dire qu’il faut licencier puisque le niveau de départ à la retraite est beaucoup plus important – on compte entre 100 000 et 120 000 départs chaque année. Il suffit donc de ne pas remplacer une petite partie des départs à la retraite. Pour tous les services publics, il y en a toujours qui sont en sous-effectif, et d’autres qui sont en situation inverse – des hôpitaux, cliniques, blocs opératoires où on fait quelques opérations seulement par an. On ne les ferme pas parce que les populations locales s’y opposent et que les fonctionnaires sont très peu mobiles. Si on pouvait restructurer le service public, accepter d’en fermer certains, on pourrait faire des gains de productivité très importants tout en faisant baisser le montant des dépenses publiques.
H.S. Dans un pays où il manque au moins 1,2 million d’emplois, il est difficile de penser que détruire des emplois est prioritaire. Si le discours dominant est qu’il y a trop de fonctionnaires en France, tout le monde s’accorde à penser qu’il faut plus d’enseignants, plus de personnel dans les crèches, de médecins, etc. Les gains de productivité permis par l’informatisation ne suffiront pas. Le gouvernement a déjà supprimé 150 000 emplois aidés en 2017 et va encore réduire leur nombre de 100 000 en 2018. Or ces emplois bénéficiaient aux jeunes les moins qualifiés et aux personnes les plus précaires. Ils étaient utiles pour les associations et les collectivités locales. L’objectif est de mettre en place des agences de droit privé qui prendront en charge certains services publics, ce qui permettra de dégrader les salaires, les statuts et les conditions de travail de la masse du personnel, tout en versant des salaires exorbitants aux dirigeants ou en privatisant certaines activités par des partenariats public-privé. Pourtant, ceux-ci se sont souvent révélés coûteux pour les finances publiques et insatisfaisants quant aux services rendus.