Les vaccins peuvent-ils échapper à la compétition et à la puissance ?
Philippe MOREAU DEFARGES © Shutterstock - Blue Planet Studio

Au lendemain de la guerre franco-allemande de 1870-1871, une rivalité féroce oppose deux des plus grands savants de l’époque, le français Louis Pasteur et l’allemand Robert Koch. Cet affrontement confirme combien les compétitions entre scientifiques, outre le poids d’egos fort susceptibles, sont modelées par le politique (ici, la France humiliée par une terrible défaite contre une Allemagne grisée par les victoires bismarckiennes et sa récente unification). Un siècle et demi plus tard, dans un monde en principe libéré des passions extrêmes du nationalisme, la course au vaccin contre la Covid-19 tend à montrer que rien n’a changé, les États-Unis et la Chine mais aussi tant d’autres se mobilisant pour être celui qui sera le premier à vaincre la grippe mortelle et surtout à faire bénéficier de remèdes son peuple avant tous les autres (Donald Trump, le président des États-Unis, tentant d’obtenir un accès exclusif au vaccin d’un laboratoire allemand).
Cependant la mondialisation, la constitution de la terre en un espace social unique bousculent cette logique pluriséculaire. La santé, la survie de l’humanité portent une urgence supérieure, cette dernière requérant de tout faire pour que, face à une pandémie sans précédent, la solidarité planétaire l’emporte par une distribution aussi rapide et large que possible d’un vaccin.
UNE COURSE TOUJOURS PLUS GLOBALE
Maladies et épidémies ont toujours été les compagnes de l’homme. Mais, à partir du XVIIIe siècle, la convergence de plusieurs révolutions — connaissances médicales, revendications humanitaires… — transforme radicalement le statut de la maladie : cette dernière cesse d’être une fatalité avec laquelle il faut se résigner à vivre pour devenir un « problème » que l’homme doit et peut identifier puis résoudre.
Les scientifiques ne peuvent qu’être emportés par le désir irrésistible d’être chacun le meilleur. Il leur faut tant d’obstination, de recherches vaines pour obtenir une réussite… La mise au point d’un vaccin, si elle se concrétise, requiert d’énormes investissements et prend plusieurs années ou même plusieurs décennies (en 2020, plus de 40 ans après le déferlement de la pandémie, il n’existe toujours aucun vaccin contre le sida). La reconnaissance des meilleurs spécialistes vient le plus souvent tard ou ne vient jamais. Quant aux élites et gouvernants, ils se soucient tout de suite de stimuler la course en instaurant d’innombrables formes de récompense : décorations, prix, académies…
Pour les États, la santé s’impose comme un impératif majeur. À partir de la Première Guerre mondiale, les mobilisations massives, les pertes colossales de combattants contraignent pour la première fois les chefs et leurs dirigeants à prendre conscience que leurs armées, leurs populations sont un atout précieux, qu’il faut préserver. « Une nuit de Paris », selon la formule attribuée à Napoléon après la saignée d’Eylau (1807), ne répare plus les 40 000 morts d’une bataille !
Le développement de l’État-providence érige la santé en une responsabilité publique centrale, la vaccination acquérant une priorité en protégeant d’abord et surtout l’enfant de fléaux pluriséculaires (variole, choléra, tuberculose…). La santé, les médicaments, les vaccins deviennent stratégiques. Alors se multiplient tensions et conflits entre États et entreprises. Les premiers tentent de défendre tant leur souveraineté que leur contrôle des charges publiques. Les géants de la pharmacie (Big Pharma) — Johnson & Johnson, Roche, Pfizer, Sanofi… —, grisés par leur colossale expansion, mais aussi poussés par le besoin permanent d’innover, rêvent de remèdes-miracles leur garantissant un flot d’argent. Ces mêmes colosses ressentent leur vulnérabilité, leur survie étant loin d’être acquise du fait tant des rejets et contestations que suscite leur richesse que de l’apparition de concurrents venant du Sud.
Au-delà des acteurs établis, d’innombrables parties prenantes privées — organisations non gouvernementales, fondations… — à la fois rivalisent et coopèrent. Des milliardaires — parmi d’autres, Bill et Melinda Gates, voulant à la fois rester maîtres de leur argent et prouver leur volonté et leur capacité à prendre en charge l’intérêt général, retiennent la santé et en particulier la vaccination comme les bénéficiaires de leur générosité.
À PANDÉMIE SANS PRÉCÉDENT, SOLIDARITÉ EXCEPTIONNELLE ?
En 2020, la Covid-19 est radicalement nouvelle du fait de l’ampleur inédite des circulations et des interdépendances entre sociétés et individus, homme et nature s’interpénétrant avec une brutalité extrême (destruction à grande échelle des forêts, animaux sauvages se faufilant dans les villes et répandant des virus). La première réponse — le confinement — est celle utilisée depuis des siècles (isoler le plus possible les bien portants des malades). Les États optent instinctivement pour le renfermement sur soi. Mais le prix se révèle inacceptable : arrêt de l’activité économique, effondrement des produits nationaux bruts.
La santé, tout en restant une priorité nationale, devient un impératif global. Dès le milieu du XIXe siècle, une convention internationale se tient pour lutter contre la peste, la fièvre jaune et le choléra. Depuis ce coup d’envoi, la santé suscite des institutions à vocation mondiale (en 1948, Organisation mondiale de la santé [OMS]). En 1979, la variole est éliminée.
Aujourd’hui, la Covid-19 peut-elle provoquer un bond en avant de la solidarité internationale ? Pour le moment, les États ne sauraient renoncer à leur centralité en matière de santé, cette dernière constituant une composante majeure de leur légitimité. Les victoires militaires… et économiques devenant insaisissables, la quête de triomphes sanitaires séduit nécessairement les politiques qui cherchent à retrouver de la crédibilité.
Le défi historique le plus grave porte sans doute sur les droits de l’individu. La santé, comme traditionnellement la défense nationale, justifie toutes les surveillances. Éviter ou combattre la contamination, n’est-ce pas le plus nécessaire des buts ? Les pandémies, comme les risques environnementaux, pèsent inexorablement de plus en plus sur l’avenir des sociétés. L’État souverain, sans disparaître, et tout en gardant par son lien — certes précaire — avec un peuple sa mission protectrice, s’inscrit toujours davantage dans des bureaucraties internationales indispensables pour tenter d’assurer un équilibre entre maintien des flux — commerciaux, technologiques et même touristiques — et sécurité des populations. Rien ne garantit que cet accouchement de la gouvernance globale s’accomplisse sans crises et peut-être guerres, le réveil du nationalisme demeurant l’ultime tentation de peuples s’obstinant à croire à leur exceptionnalité. Enfin, les sociétés n’étant jamais des blocs passifs, tout progrès suscite sa mise en cause, comme le montre le rejet de la vaccination par une partie des populations. La vaccination, un combat toujours incertain !