Entretien avec Marcel Rufo, Pédopsychiatre
Le monde des jeunes est aujourd’hui si virtuel qu’il échappe à bon nombre d’adultes. Mais leur a-t-il un jour été compréhensible ? Au début de l’année, plusieurs meurtres de collégiens ont choqué l’opinion publique et suscité l’inquiétude des parents quant à la violence des jeunes. Marcel Rufo, célèbre pédopsychiatre, décrypte pour L’Essentiel des relations internationales les rouages de la pensée adolescente au XXIe siècle.
Propos recueillis par Clément Airault © AFP - Ulf Andersen / Aurimages

L’Essentiel des relations internationales : Plusieurs faits divers récents, notamment en région parisienne, portent sur des violences extrêmes entre groupes de jeunes. Diriez-vous que ceux-ci sont de plus en plus violents ?
Marcel Rufo : C’est vrai qu’il y a eu une accumulation de faits divers meurtriers chez les adolescents. C’est indiscutable. Dans les années 1990, des chercheurs comme la psychologue et épidémiologiste de l’Inserm Marie Choquet avaient remarqué une augmentation de l’autoviolence et l’hétéroviolence chez les adolescents et adolescentes. On sait que le suicide, violence extrême s’il en est, est la seconde cause de mortalité chez eux, précédée par les conduites à risque. Et ces dernières masquent parfois des suicides dissimulés.
On avait donc noté à l’époque ces deux choses très intéressantes. En premier lieu, le développement de l’hétéroviolence intergénérationnelle, c’est-à-dire que des adolescents sont capables d’attaquer des adultes. Par exemple, lors d’une discussion de circulation automobile, un adolescent s’en prend physiquement à un homme âgé qui le bloque. Il est capable de passer à l’acte. Deuxièmement, on a vu beaucoup se développer l’autoagressivité. L’exemple le plus remarquable, c’est l’importance accrue des scarifications. Se taillader ou se brûler les bras, c’était très nouveau, ça n’existait pas dans les générations antérieures. Quelles explications peut-on leur donner ? C’est comme si les adolescents voulaient au moins être propriétaires de leur douleur. Ils sont mal dans la tête, mal dans l’estime de soi, mal dans la confiance en l’avenir, mais la douleur leur appartient. L’adolescent se dit que pour éviter de souffrir psychologiquement, il doit souffrir physiquement. C’est la preuve qu’on passe par le corps car la mentalisation disparaît. Le danger de ce comportement, c’est que la réflexion donnant à savoir pourquoi j’en veux à ce garçon ou à cette fille est remplacée par un passage à l’acte. Je préfère avoir mal que de penser et de réfléchir.
Comment comprendre de tels accès de violence ? Les jeunes ont-ils conscience de la gravité de leurs actes ?
Il y a une question que j’aimerais poser aux lecteurs : seriez-vous capables de mettre un coup de marteau sur la tête d’un gamin au sol ? C’est quasiment impossible de se l’imaginer. Se battre et se provoquer, avec la qualité hormonale et l’impulsivité des adolescents, est une chose. Cela a toujours existé. Les bandes ont toujours existé. Mais le problème des bandes organisées, qui sont capables d’aller aussi loin dans des comportements meurtriers, est quelque chose de complétement différent. On dirait que ces gamins ont plus peur de la vie que de la mort. La mort ne leur fait pas peur et ils réagissent en plus de manière grégaire. Celui qui donne un coup de marteau s’autorise cela parce qu’il est en bande. Ce n’est pas un défi à l’égard du garçon contre lequel il se bat, c’est achever quelqu’un face au regard des autres. Il y a un effet de meute.
Certains évoquent l’importance de l’éducation. Quel est le rôle des parents ?
Ce qui est troublant dans notre époque, et il faut faire attention aux termes employés, c’est ce que je pourrais appeler une diminution de l’autorité parentale au bénéfice d’un dialogue intergénérationnel. C’est comme si la démocratie familiale entraînait peut-être la possibilité de passages à l’acte. Par exemple, la simple « délégation d’autorité » à l’enseignant est bien différente de la « haute autorité » qu’avaient les hussards noirs de la République sur les élèves qu’ils emmenaient jusqu’au certificat d’études.
Il y a aujourd’hui une méfiance très particulière des parents, qui ne supportent pas un acte autoritaire d’un enseignant sur leur enfant. « Comment osez-vous dire à mon enfant qu’il a mal travaillé ? », par exemple. À ce niveau-là, il faut faire attention, et peut-être que les pédopsychiatres ― et je me mettrais dans le lot ― sont à mettre en cause. Bien sûr, il faut parler aux enfants, mais il y a des frustrations nécessaires. Il ne faut pas toujours dire « oui » lorsqu’ils vous disent « non ». On le voit bien avec les enfants tyrans qui persécutent à 4 ans leurs parents et deviennent les rois de la famille.
En ce qui concerne les adolescents, les parents n’ont pas d’autre choix que d’avoir une démarche syndicale, un dialogue social. Il faut se mettre sur un pied d’égalité avec un adolescent et développer ses arguments. Ils entendront les choses, et ne changeront sans doute pas d’avis, mais il faut expliquer ses positions. Ce débat fait partie de l’autonomisation des adolescents. Comment se détacher si on est toujours le petit garçon ou la petite fille qui aime son papa et sa maman ? Il faut bien trouver des défauts à ses parents pour aller de l’avant. On parle de crise des adolescents, mais il s’agit bien souvent d’une crise des parents. Les parents ne sont pas à l’abri de leurs propres crises de la quarantaine, de la cinquantaine.
Faut-il interdire le smartphone ou la tablette tactile ?
Je me pose une question qui est presque futuriste : les enfants de maternelle n’apprendront-ils pas à taper sur un clavier ou un écran tactile avant d’apprendre à écrire sur du papier ? Les pédagogues disaient qu’on commençait par écrire avant de savoir lire. Je me demande si dans un futur proche, on ne va pas commencer par apprendre à taper avant de savoir lire, pour éviter une dysgraphie, ou un trouble de l’attention, grâce à la qualité attentive que demande un écran. Les enfants hyperactifs, lorsqu’on leur donne un téléphone, se figent. C’est un produit qui attire l’attention et qui ouvre des opportunités intéressantes pour le développement de l’enfant. Certes, le smartphone a des effets négatifs, mais qui ne font que révéler des fragilités existantes. Évidemment, cet outil est contreproductif lorsqu’il devient une nounou cathodique. Si on laisse un enfant regarder seul 15 fois le dessin animé Le Roi lion, bien sûr qu’on l’abandonne. Il veut qu’on le regarde avec lui. L’échange reste souvent la clé au niveau des parents.
Les adolescents sont dans un monde virtuel. Il est normal d’aller sur l’internet à l’adolescence, et il est impossible de le leur interdire. Il est amusant de voir comme les pédopsychiatres sont aujourd’hui, à la demande des parents, des prescripteurs sur les jeux vidéo et autres questions numériques : est-ce qu’il faut un portable ? à quel âge ? etc. Les parents nous le demandent en permanence. On nous le demande car cette sociabilité virtuelle est un fait majeur pour la génération actuelle. Si nous étions adolescents aujourd’hui, nous jouerions beaucoup aux jeux vidéo et passerions énormément de temps sur les réseaux sociaux. Il y a des éléments très positifs aux outils numériques. Saviez-vous que 70 % des relations amoureuses des adolescents s’initient sur la toile ? C’est incroyable.
Quel est l’impact du numérique sur les comportements adolescents ? Représente-t-il un danger ?
Si on a plein d’amis virtuels, in fine, on a plein d’amis réels. On dirait que la toile est propédeutique : elle est un apprentissage des relations sociales. L’idée est aussi, et on peut le comprendre, de se planquer des parents dans les réseaux sociaux, un peu comme les journaux intimes d’une autre époque sur lesquels on pouvait écrire ce qu’on ne voulait pas que les parents sachent. Les adolescents ont cette particularité d’être très sensibles à leur réputation. C’est très paradoxal, mais lorsque l’on est adolescent, on veut être unique et semblable aux autres. Je veux être unique par rapport à mon groupe mais semblable aux autres parce que je ne peux pas me détacher d’eux. C’est une position extrêmement inconfortable. Je pense que la dépressivité, et non pas la dépression, touche 30 % des adolescents.
Par ailleurs, il faut interroger l’adolescent sur la façon dont il utilise les réseaux sociaux. Il y a une grande normalité à l’utilisation des réseaux sociaux, mais cela devient un signe inquiétant lorsque l’adolescent y passe 6 heures par jour, lorsqu’il n’est plus scolarisé, lorsqu’il se croit le champion du monde alors qu’il échoue à l’école, etc. C’est un signe clinique. Ce n’est pas l’écran qui crée le problème, mais des problèmes antérieurs qui se manifestent, l’écran étant utilisé comme possibilité d’affirmer une pathologie ou un trouble de l’estime de soi. Je crois que c’est quelque chose qu’il faut bien comprendre. Sur des questions de pornographie, une adolescente qui s’expose nue devant une webcam pose des problèmes d’impudeur et de fragilité. Elle peut devenir victime d’un possible agresseur sur internet qui diffuserait ces images à son insu. Cela peut conduire au suicide. Frôler le danger fait partie des conduites à risque des adolescents, mais lorsque ces dernières se retrouvent sur la toile, elles peuvent prendre des proportions incontrôlables.
Quand j’étais adolescent, les jolies filles que je n’arrivais pas à aborder, j’aurais aimé pouvoir leur envoyer un message sur un réseau social. Il y a quelque chose avec l’internet de la levée de l’inhibition. C’est justement ce qui représente un danger pour des enfants antérieurement fragiles. Ceux des bandes assassines étaient fragiles avant. Ils étaient en difficulté de représentation sociale, personnelle, psychologique, cognitive. C’est le vrai problème.
Doit-on s’inquiéter de l’essor de la cyberhaine ?
Dans de nombreux établissements scolaires, des exposés sont faits pour expliquer ce qu’est le cyberharcèlement, et on nomme souvent des ambassadeurs, c’est-à-dire des adolescents qui sont d’accord pour défendre un enfant harcelé plutôt que de refuser de prendre parti en craignant d’être attaqué. C’est une sorte de lâcheté qui peut être compréhensible si les agresseurs sont redoutables. Il faut aussi s’intéresser aux agresseurs parce qu’ils sont eux-mêmes souvent agressés à domicile, et sont souvent fragiles. Cela me fait penser au livre de Francesca Serra, Elle a menti pour les ailes, qui permet de pénétrer le monde des adolescents et la question du cyberharcèlement mieux que n’importe quelle recherche du CNRS.
Quel est selon vous l’impact du manque d’interactions sociales lié à la crise sanitaire sur les comportements des adolescents ? Quel rôle a joué le numérique lors des confinements ?
Dès le début du premier confinement, j’ai pris une position singulière, en disant qu’il fallait rouvrir les écoles le plus tôt possible. C’était pour moi extrêmement dangereux de fermer les établissements scolaires. Et je crois que la France s’honorera d’avoir maintenu, au fil de l’épidémie, le plus possible ses écoles ouvertes. Je dis ça parce que les enfants fragiles sont terriblement attaqués par les fermetures d’école. Ce sont ceux qui ont le plus besoin de l’école que l’on prive d’école. Pour les bons élèves, l’école sert à réaliser qu’ils ont des compétences d’apprentissage. C’est pour les fragiles, le tiers moyen des élèves, que l’école sert beaucoup. La récréation, le temps passé sur la cour, l’arrivée et la sortie du collège : ce sont des moments marquants pour les adolescents, plus encore que les cours en eux-mêmes. Par ailleurs, 22 % des enfants en apprentissage, par exemple en lycée professionnel, ont été privés du stage, qui est ce qui leur plaît le plus.
En outre, on s’est aperçu durant le confinement que le téléenseignement offrait des possibilités et de grands bénéfices pour les adolescents en difficulté. Imaginons un système où les collèges et les lycées mettraient en place une étude virtuelle pour les jeunes en difficulté, qui auraient un système d’enseignement à domicile. Il faut en premier lieu que les conseils départementaux accompagnent les adolescents les plus défavorisés, dans l’obtention de matériel. On peut dire aussi que l’internet égalise les chances, plutôt que les disperse. Autre phénomène : lors du confinement, les études sociologiques ont montré quelque chose de passionnant, c’est que les milieux dits « non favorisés » ont été très partenaires des enseignants par le téléenseignement, comme si un jeune avait moins peur de parler à un enseignant sur la toile que d’aller le rencontrer, lorsqu’il ne possède pas les codes de l’école. Je crois que l’éducation nationale a d’immenses progrès à faire sur l’utilisation du portable et de l’internet à l’école.
Pour les psychiatres et les enseignants ou les travailleurs sociaux, il y a un repérage d’une fragilité qui s’exprime par le portable. Par exemple, je viens de recevoir sur ma boîte mail une question d’un adolescent qui me dit qu’il est très attiré par les sites pornographiques et qui me demande quoi faire. Il s’autorise à me poser une question qu’il ne m’aurait sans doute pas posée en face. Dans une maison d’adolescents dans laquelle je travaille, nous avons mis en place un système où les adolescents peuvent communiquer avec les enfants de l’équipe et les partenaires sur la toile. Ce sont des relations virtuelles qui parfois aboutissent à des prises en charge réelles.
Vous évoquiez en 2019, dans une étude, la question de la santé mentale des jeunes. Y a-t-il lieu de s’inquiéter en 2021 ? Quelles réponses préconisez-vous ?
Ce que je raconte, il faut quand même le prouver. J’ai vu le Ministre de l’Éducation nationale récemment, et je lui ai proposé une recherche simple qui permettra de répondre aux dégâts potentiellement liés au confinement de mars dernier. Cette expérimentation consiste à demander aux directeurs d’école et aux enseignants de repérer en CM2, en milieu d’année, un élève dont le comportement a changé. Il travaille moins bien, est agressif, inhibé, etc. Bref, cet élève pose question. Une commission éducative est alors planifiée et on avertit les parents que nous allons faire un bilan pour leur enfant. Il s’agit d’un entretien avec un pédopsychiatre, un bilan orthophonique, un bilan psychomoteur, un bilan psychologique et un bilan pédagogique avec un enseignant. Suite à cela, si on repère des fragilités, un processus se met en place au collège. Cet élève aura 3 heures hebdomadaires, soit en présentiel, soit en téléenseignement, avec un ou une enseignante, professeur des écoles du primaire, qui va reprendre les fondamentaux de sa scolarité. On refait le bilan une fois par an minimum, de la 6e à la 3e, pour voir ce que ça donne. Je pense que cela donnera des résultats tout à fait intéressants.
Cette enquête concernera 100 enfants dans les Bouches-du-Rhône et la Corse. Deux recteurs sont d’accord, et des équipes médicales et pédagogiques vont suivre. Cette étude, d’une durée de 3 à 4 ans, sera un peu longue, mais cela vaut le coup de réfléchir aux conséquences de ce confinement sur des enfants déstabilisés. Le trouble de l’estime de soi, à ce moment fragile de la 6e et de la 5e, peut être dévastateur.
Tout dépend de la pandémie, mais l’étude devrait débuter à la prochaine rentrée scolaire de septembre. Plus le début de l’étude sera proche du confinement, mieux ce sera, en termes de valeur scientifique.
Pensez-vous que les réponses apportées par les pouvoirs publics sont adéquates ?
Je crois que la France peut s’honorer du respect de l’école pour les enfants. Le vaccin du futur, c’est l’école, qui assure l’avenir des enfants et des adolescents.
Ce qui me tracasse le plus aujourd’hui, ce sont les étudiants fragilisés par la crise, et en particulier ceux souvent pauvres qui avaient besoin d’un petit boulot pour continuer leurs études. Je crois que c’est le moment, « quoi qu’il en coûte » pour reprendre l’expression présidentielle, de penser à un salaire étudiant, ou un prêt étudiant à taux zéro, qui permette à des étudiants de milieux modestes d’avoir les mêmes chances que ceux soutenus par leurs parents, non pas pour croire à ce fantasme républicain qu’est l’égalité des chances, mais pour égaliser les chances.
Avec le département des Hauts-de-Seine, nous avons un autre projet : il s’agit de mettre en place un internat d’excellence pour les enfants du foyer de l’ASE (Aide sociale à l’enfance, ndlr) qui réussissent bien. Avec un soutien pédagogique et psychologique, nous voulons les faire réussir. L’objectif n’est pas de les isoler, mais bien de les inclure dans un dispositif de réussite. Cet établissement aura un internat d’une trentaine de places. Ce projet devrait pouvoir ouvrir rapidement, une fois obtenue l’autorisation de l’ARS ― dans l’idéal à la rentrée de 2021. J’espère surtout que ce sera contagieux dans d’autres départements. J’avais présidé la Conférence de la famille en 2004 et j’avais demandé la création de maisons d’adolescents. Il en existe aujourd’hui 108 en France. Imaginez qu’il y ait bientôt 50 établissements pour les enfants de l’ASE, ce serait formidable !
Tout est donc selon vous une question de volonté politique et de financement ?
Vous savez, cela coûte moins cher de faire réussir que de faire échouer.